Le Soleil et la Terre, Chantal Chawaf
176 p
Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1977
Première page
« Le voile a été brodé pour recouvrir le sein. C’est ma chambre. Une pièce où j’aime regarder les confuses formes de ma rêverie s’habiller, les regarder errer parmi les bibelots, parmi les objets de lingerie. C’est ma chambre de miroirs poussiéreux et de fanfreluches. Les dentelles qui la décorent sont des héritages d’aïeules car on n’en fabrique plus aujourd’hui d’aussi précieuses. La lumière brodée de rosettes et de reflets y est semblable au fond d’une dentelle ou à un réseau de tulle.Et je la traverse féeriquement sans la trouer, sans la déchirer, pour me déplacer du lit au fauteuil. J’aime m’endormir, le soir, dans mes draps mollets qui sentent les roses effeuillées. J’aime mon lit, son odeur, m’y chiffonner, m’y pelotonner, fille de ses garnitures de jours à fils tirés, fille de ses broderies, fille de la toile qui m’enveloppe douillettement d’une douceur bourrée de plumes, de parfums tièdes qui me chatouillent. Et selon qu’il fait encore jour ou déjà nuit, les recoins s’enveloppent de blonde blanche ou de dentelle noire. J’aime m’asseoir la journée devant la fenêtre, peresser, me sentir seulement frôler par le rideau de vitrage en mousseline, et un peu languir. J’aime les matières crémeuses : la mousseline doublée et mon édredon de duvet, les dentelles de Chantilly. J’aime bien être grosse, sortir moulée par une robe, je demande toujours à la couturière d’ajuster le plus possible mes corsages pour ne rien perdre du contour de mon buste. […] »
A propos du Soleil et la Terre
Avec Le soleil et la terre comme avec ses récits précédents, Chantal Chawaf écrit la vie. Les mots qu’elle donne à lire nous réconcilient avec notre chair. Ils l’étoffent, la développent, la font s’étendre et communiquer avec toute substance essentielle: la vie de l’eau, le lait, la lumière, la forêt, les étoiles et puis l’air…
Mais dans ce livre, les mots se saisissent aussi de la mort. Ils disent la guerre, ils deviennent angoisse, nausée, maladie.
Et c’est bien parce que la guerre existe, ici, telle que le corps la vit, qu’elle est complètement refusée. Quel écrivain l’a-t-il jamais vaincue ainsi, en lui opposant doucement, inexorablement le corps qu’elle nie ? Car non seulement les victimes, mais aussi ceux qui font la guerre perdent leur corps, condamnés à brandir la vie coupée d’eux-mêmes, dans l’arme qu’ils tendent pour tuer.
Ici le corps toujours demeure. Souffrant la guerre, mais refusant d’en mourir comme d’en jouir, il est le lieu d’une force immense où peu à peu le lecteur découvrira l’amour.