Maternité, Chantal Chawaf
200 p
Stock, 1979
Première page
« …C’était l’hiver…
Nous dînions dans la petite pièce voûtée. « Ce n’est pas permis… C’est défendu… Ca ne se dit pas, ça ne se fait pas… Tu ne dois pas… » Ca commence dès l’enfance… Ca continue en s’aggravant… On glisse vers la passivité, vers la timidité, vers l’inertie… On ne provoque plus le hasard… On se sclérose. Et quelque part en nous quelque chose sait que notre corps, que son hyperexcitabilié agonisent, ne nous serviront à rien, et qu’on se cache dans cette chambre obscure, instable et illimitée comme la nymphomanie. Dans l’informulé.
Il faisait noir, noir dans cette pièce. Les rideaux étaient tirés. Il faisait nuit. Je reculais vers le mur.
Je fixais des yeux les prunelles d’or.
La réalité n’était plus qu’un filet de jour, qu’une rumeur qui allait progressivement s’éteindre… Comme si bientôt nous n’allions plus vivre…
J’ai peur.
Là-bas le bruit. L’amusement. Là-bas la ligne pointillée de night-clubs et de bars. Et ici la douleur. La même. Toujours. Et lancinante. Et ici, se sentir étranglée par l’impossibilité. Et tout autour de la nuit tourne lui-même le contrôle des centres cérébraux qui enserre l’espèce humaine. C’est l’étranglement. Un étranglement planétaire comme métaphysique de l’angoisse. Métaphysique funèbre qui déchire la poitrine tandis que les ongles enlèvent à la bouche les lèvres pendant le supplice, dans ce drame de l’animalité, dans ce combat perdu par la vie.Et ce pourrait être l’heure d’un autre repas, l’heure d’un autre dîner. L’heure de la réunion réchauffée par la respiration, mais ici, la table est vide, la bouche est pleine de sang. Brûlure cannibale, érotomanie qui m’irrite tous les organes ; la congestion me prend à la taille, descend vers le ventre en serrant, en oppressant…Qu’est-ce que l’absolu ? Dit la nuit. Où est ta peau ? L’amant est mangé, dévoré. La joie est partie. L’amant est pulvérisé dans la poussière du viol que n’éclairent aucun astre aucune rémission. Et en bas, la terre ouvre largement les rives de son fleuve, les mâchoires monstrueuses qui se refermeront bientôt sur les spasmes sur les hoquets, sur la noyade ; je frissonne. «
A propos de Maternité
Avec « Maternité », Chantal Chawaf défait les images reçues et acceptées: ce long rythme lyrique à la fois blessé et conquérant dénonce les illusions de la jouissance et du narcissisme où l’on enferme les femmes, dénonce ce qui a toujours été occulté dans la maternité et même dans l’amour tandis que partout le monde inquiète, gronde, s’auto-détruit. La seule chance de survie, ce serait de rassembler toutes nos forces, celles des hommes et des femmes, pour bâtir une société d’amour et de vie.
La parole sourd ici de la vie et de la chair et des gestes du quotidien mais elle s’élève à une tension, à une intensité explosives, à un texte-secousse qui ébranle et fracture les surfaces du langage et libère le feu interne, la passion, les scintillements sombres, nerveux de nos démesures, de nos infinis.