Les obscures

Les Obscures, Chantal Chawaf

200 pages

des Femmes – Antoinette Fouque, 2008

couverture du livre de Chantal Chawaf

Première page

« II essuya les larmes de Lise. Elle renifla, se moucha dans le grand mouchoir d’homme, avec le naturel d’une enfant en confiance. Le Turc promit de lui apporter la joie dont elle manquait  » Ne refuse pas la providence qui m’envoie vers toi.  » Elle bredouilla :  » Je te suivrais n’importe où.  » Sa voix s’étrangla. Elle se remit à sangloter et le suivit à l’hôtel.  » Lâche-toi, relâche-toi, ne résiste pas… » Une enfant ne se méfie pas, on l’embrasse, on la cajole, on la lèche, on la suçote. Une enfant se laisse faire. On la déshabille, on la déculotte, on la palpe, toute nue comme dans le liquide où elle flottait à l’intérieur de la mère, avant l’expulsion. On l’enveloppe, elle glisse dans la mémoire isolante, sur une muqueuse toute capitonnée, le parfum de l’homme est étourdissant, on la couche, c’est doux, comme c’est doux d’être un petit animal, elle s’enduit, elle coule, on la secoue, on l’empoigne, elle est serrée dans les bras musclés qui n’en finissent pas de l’enlacer, de s’enrouler autour de ses petits membres palpitants d’amour apeuré, elle laisse les mains viriles la tâter, la pétrir, la frictionner, on lui prend à pleine bouche les fesses, sa petite poitrine plate et son ventre femelle. Profanation ! « 

Autre extrait (p.59)

« Quand je l’accompagnais dehors, j’essayais de ne pas la perdre de vue, je guettais le pompon de son bonnet tricoté en laine acrylique fluo et son boléro en fausse fourrure. Elle gambadait sur les lacis surplombant les roseaux, avec l’aisance d’une gazelle. On a commencé à percevoir la friture de l’air, le grésillement du champ électromagnétique, le voltage des couloirs de lignes EDF On approchait du site Seveso.  » Pas par là !  » m’a crié Yashar en montrant du doigt les pylônes de très haute tension. Après un kilomètre dans l’herbe et la boue, on a été prises de court : ou on continuait et on arrivait au poste électrique ou on bifurquait et on se retrouvait devant les réservoirs de gaz inflammable du dépôt d’hydrocarbures. On a rebroussé chemin. Les tonnes de béton des barres et des tours des grands ensembles s’enclavaient dans le plissement de l’écorce terrestre entre des fragments brun sombre de forêt. Yashar s’écria :  » C’est de la marche forcée !  » Nous étions à quelques kilomètres de l’usine. Les lianes calcinées s’enroulaient autour des branches cassées prises dans les bourrelets de vase séchée de la carapace de terre craquelée où voltigeaient des tourbillons d’insectes lumineux. Chaque jour,Yashar dégringolait l’escalier, courait présenter sa bouche grande ouverte au soleil, afin de s’éclairer jusqu’au fond de la gorge, de happer les rayons, de se réchauffer au souvenir de l’éblouissement de son Orient natal. »

A propos des Obscures

"Attachés aux bulles lumineuses, nous flottons sur les reflets, nous rêvons de remonter le temps mis par la lumière, d'arriver au point d'où nous vient la vie...". Les Obscures nous projettent d'entrée dans un récit abrupt et intense, une vision simultanément expressionniste et documentaire des banlieues, une écriture organique, urgente, frémissante d'énergie, de pulsion. Lise, la narratrice, a été spoliée d'une filiation paternelle dont elle n'apprend la réalité et le prestige qu'une fois adulte. Sa place a été usurpée par une autre. Elle décide d'oublier un passé qu'elle hait, d'oublier qui elle est. Elle épouse un homme étrange et étranger, à qui elle s'abandonne comme une enfant, un animal, et qui très vite l'abandonne. En partant il lui laisse Yashar, sa fille de 17 ans dont la mère est morte à la naissance. Corps vivants, esprits chavirés, souffrants, exilés dans une banlieue lointaine, extérieure et intérieure. Vies ruinées. Ville ghetto déshumanisée, réservée aux immigrés, noyée dans les fumées de la pollution et l'autodestruction. Populations empilées, discriminées, paupérisées. Et puis, quelque part, il y a ce lac que Lise voit de sa fenêtre. Sombre reflet ignoré de la banlieue où coasse et prolifère l'immémorial peuple des crapauds. Pour Lise, ce lac aux profondeurs mythiques réinvente l'eau rédemptrice, hospitalière où elle se réfugie : lieu de naissance et de renaissance perpétuelles où murmurent les millions d'années de développement de la vie jusqu'à l'humain. Là, elle est crapaud, ou oiseau, ou dinosaure marin. Fourmillement de la vie biologique toujours là et pour toujours. Vie et désir indestructibles. Avec Yashar, fille indomptable, venue d'ailleurs, la soeur qu'elle n'a jamais eue, la mère qu'elle n'a plus, la fille qu'elle n'a pas, elle partage le lac, la forêt, seul endroit où elles se sentent en sécurité. Elles attendent aussi l'homme, qui passe de temps en temps, ne reste jamais. La solitude se fait inhumaine. L'absence du mari, du père se dresse entre elles pour les diviser, les précipiter dans la haine meurtrière l'une de l'autre. Existence en vase clos, rage, révolte. Leur vie devient une traque interminable, une guerre larvée. Yashar, la Tcherkesse, la princesse scythe, l'amazone, l'indigène guerrière venue du Caucase via la Turquie et de 3000 ans d'histoire, s'est échouée dans un monde dont l'air vicié l'asphyxie. Un jour, elle rompt les amarres, s'affranchit des quatre murs. Fugue et dérive. Elle préfère le délire à l'exclusion et à la déchéance : quête tragique de liberté qui s'égare dans la folie, l'internement. La banlieue est alors en état de siège : les adolescents y mettent le feu comme le feu est en Yashar. Et puis, au bord du lac, où s'embrase le soleil, la vie, le désir, l'amour redeviennent possibles...